Culture

École de Vienne, le carrousel impérial

École de Vienne, le carrousel impérial
Le travail des chevaux s'effectue à pied et monté selon une méthode éprouvée. Réalisation d'une courbette © Alain Laurioux

450 ans de tradition et de travail : la plus ancienne des quatre grandes écoles européennes d’art équestre est toujours là, avec ses lipizzans, après avoir traversé les guerres, les changements géopolitiques. Non sans douter encore.

Située en plein coeur de Vienne dans un bâtiment qui, en apparence – bien que magnifique – ressemble en tout point à ses voisins, l’École espagnole ne se dévoile pas au premier regard. Pas de pancartes tapageuses, ni d’enseignes lumineuses criardes. Le décor est imposant, majestueux, les lourdes pierres semblent immuables, indestructibles même. Et lorsqu’on y pénètre et que l’on s’engage sur les balcons du grand manège, les voix s’amenuisent et ne sont que chuchotement. Et soudain, le silence. Un écuyer vient d’entrer, en bas. Il marche au pas cadencé et, lentement, retire son bicorne pour saluer, comme chaque jour, le portrait de Charles VI (1685-1740). Un autre le suit puis un troisième. Ils portent l’habit traditionnel marron, cintré, à double boutonnage doré jusqu’au col, des gants de cuir blanc, une culotte en peau de cerf, blanche et très ajustée, de hautes bottes noires, en cuir, qui recouvrent les genoux, des éperons en col-de-cygne, une gaule de bouleau, symbole de modestie. Et ils montent leurs célèbres lippizans.

 Ici, rien ne change même si, étrange paradoxe, chaque jour est pourtant unique. Chevaux et écuyers se succèdent dans une précision épurée, éprouvée par près de 450 ans de travail et des principes mûris par l’expérience de générations d’écuyers qui ont dédié leur vie à cet art. Pourtant, ces siècles de tradition et de travail confinent à un art dont le summum s’illustre dans ces foulées éphémères, disparues à peine déroulées.

 Bien que l’écurie et le haras furent toujours la fierté de la cour – Léopold Ier (1658-1705), Joseph Ier (1705-1711), Charles VI (1711-1740) et plus tard sa fille Marie-Thérèse (archiduchesse d’Autriche de 1740 à 1780 et reine de Hongrie) s’en occuperont personnellement – , l’histoire de l’École espagnole de Vienne n’est pourtant pas un long fleuve tranquille.

 Vienne est la plus ancienne des quatre grandes écoles d’art équestre européennes avec Saumur, Jerez et Lisbonne. Si sa création officielle remonte à 1735, le premier document faisant état d’un “manège espagnol” date de 1572, et on peut raisonnablement penser qu’un manège (sans doute en bois) existait déjà bien avant. Nous sommes donc au XVIe siècle. L’archiduc Charles, frère de l’empereur Maximilien II (empereur de 1564 à 1576), demande à son cousin Philippe II, roi d’Espagne, un certain nombre d’étalons et de poulinières andalous, ces chevaux étant réputés pour être « les chevaux les plus intelligents, les plus hardis, les plus généreux… et en manège les plus dociles » (Löhneyssen).

 Il faut dire que Philippe II s’y connaît en chevaux, et qu’il en est même passionné. Il vient d’ailleurs de faire construire d’immenses écuries près de l’Alcazar de Cordoue, et a sélectionné les meilleures de ses juments pour réaliser un projet que certains pourraient croire fou : créer une nouvelle race de chevaux « hauts, graciles et élégants, comme s’ils ne voulaient poser aucun membre sur le sol brûlant de l’Andalousie et qu’ils les maintenaient en l’air, les soutenant, dansant le plus longtemps possible, les faisant voltiger au trot et au galop, sans que la distance à parcourir semble avoir d’importance ; luisants, fiers, exhibant leur beauté au monde entier » dit-on sous la plume de Ildefonso Falcones dans les Révoltés de Cordou (Robert Laffont, 2011). Des chevaux beaux et élégants, tout aussi capables d’exceller dans les jeux équestres et les tournois dans lesquels s’affronte désormais la noblesse espagnole, que de réaliser les exercices d’équitation de la récente Alta Escuela. Il y réussira d’ailleurs fort bien, puisque c’est lui qui créera le cheval de pure race espagnol.

 À l’époque, il s’agit encore du cheval andalou. Charles installe ses chevaux d’abord à Kladrub, en Bohême (1562), puis à Lipizza, aujourd’hui en Slovénie (voir Jours de Cheval n° 2), où il fonde, en 1580, le haras qui remontera l’École jusqu’en 1918 (après la Grande Guerre et l’effondrement de la monarchie austro- hongroise, c’est le haras de Piber, en Styrie, qui la remplacera) et qui donnera son nom – le lipizzan – à la race des chevaux qu’il produira. Il fait aussi construire le Stallburg, à Vienne, et y fonde un manège en 1572, appelé École espagnole car seuls des chevaux d’origine ibérique y sont acceptés. C’est ainsi que débute l’histoire de l’École. Étroitement liée à la vie culturelle, économique et politique de Vienne de l’Empire des Habsbourg à la République, elle en suivra et en subira les grandes heures comme les infortunes...Lire la suite...